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produit. Il ne veut pas que ses ouvrages soient imprimés de son vivant ; il se contente de les lire à ses amis. Ce qu’il a de particulier, c’est que la nature l’a doué du rare talent de réussir dans toutes sortes de poésies. Il excelle principalement dans les pièces satiriques : voilà son fort. Ce n’est pas, comme Lucilius[1], un fleuve bourbeux qui entraîne avec lui beaucoup de limon ; c’est le Tage qui roule des eaux pures sur un sable d’or.

Tu me fais, dis-je à Fabrice, un beau portrait de ce bachelier, et je ne doute pas qu’un personnage de ce mérite-là n’ait bien des envieux. Tous les auteurs, répondit-il, tant bons que mauvais, se déchaînent contre lui. Il aime l’enflure, dit l’un, les pointes, les métaphores et les transpositions. Ses vers, dit un autre, ont l’obscurité de ceux que les prêtres saliens chantaient dans leurs processions, et que personne n’entendait. Il y en a même qui lui reprochent de faire tantôt des sonnets et des romances, tantôt des comédies, des dizains et des létrilles[2], comme s’il avait follement entrepris d’effacer les meilleurs écrivains dans tous les genres. Mais tous ces traits de jalousie ne font que s’émousser contre une muse chérie des grands et de la multitude.

C’est donc sous un si habile maître que j’ai fait mon apprentissage, et j’ose dire, sans vanité, qu’il y paraît. J’ai si bien pris son esprit, que je compose déjà des morceaux abstraits qu’il avouerait. Je vais, à son exemple, débiter ma marchandise dans les grandes maisons où l’on me reçoit à merveille, et où j’ai affaire à des gens qui ne sont pas fort difficiles. Il est vrai que j’ai le débit séduisant ; ce qui ne nuit pas à mes compo-

    tian défigura la prose par la prétention d’un style énigmatique. Gongora-y-Argora, le prince des poètes, mourut en 1627. Baltazar Gracian mourut en 1658.

  1. Satirique latin.
  2. Mot particulier à la poésie espagnole pour signifier des madrigaux, de petits compliments, de petites lettres en vers.