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représenter par des comédiens qui jouaient à Valladolid. Quoiqu’elle ne valût pas le diable, elle eut un fort grand succès. Je jugeai par là que le public était une bonne vache à lait qui se laissait aisément traire. Cette réflexion et la fureur de faire de nouvelles pièces me détachèrent de l’hôpital. L’amour de la poésie m’ôta celui des richesses. Je résolus de me rendre à Madrid, comme au centre des beaux esprits, pour y former mon goût. Je demandai mon congé à l’administrateur, qui ne me le donna qu’à regret, tant il avait d’affection pour moi. Fabrice, me dit-il, pourquoi veux-tu me quitter ? t’aurais-je donné, sans y penser quelque sujet de mécontentement ? Non, lui répondis-je, seigneur, vous êtes le meilleur de tous les maîtres, et je suis pénétré de vos bontés ; mais, vous savez qu’il faut suivre son étoile. Je me sens né pour éterniser mon nom par des ouvrages d’esprit. Quelle folie ! me répliqua ce bon bourgeois. Tu as déjà pris racine à l’hôpital ; tu es du bois dont on fait les économes, et quelquefois même les administrateurs. Tu veux quitter le solide pour t’occuper de fadaises. Tant pis pour toi, mon enfant.

L’administrateur, voyant qu’il combattait inutilement mon dessein, me paya mes gages, et me fit présent d’une cinquantaine de ducats pour reconnaître mes services. De manière qu’avec cela et ce que je pouvais avoir grappillé dans les petites commissions dont on avait chargé mon intégrité, je fus en état, en arrivant à Madrid, de me mettre proprement ; ce que je ne manquai pas de faire, quoique les écrivains de notre nation ne se piquent guère de propreté. Je connus bientôt Lope de Vega Carpio, Miguel Cervantes de Saavedra et les autres fameux auteurs ; mais, préférablement à ces grands hommes, je choisis pour mon précepteur un jeune bachelier cordouan, l’incomparable don Luis de Gongora[1], le plus beau génie que l’Espagne ait jamais

  1. Gongora, plein d’esprit et avide de gloire, hasarda des ouvrages hérissés d’antithèses. Ces faux brillants gâtèrent le style poétique autant que Gra-