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me mettant entre les mains une bourse avec une petite boîte de chagrin enrichie de pierreries, portez-lui mon portrait, et gardez cette bourse où il y a cinquante pistoles que je vous donne pour marque de l’amitié que j’ai déjà pour vous. Je pris d’une main le portrait, et de l’autre la bourse que je méritais si peu. Je courus sur-le-champ chez Laure, en disant dans l’excès de la joie qui me transportait : Bon ! la prédiction s’accomplit à vue d’œil. Quel bonheur d’être frère d’une fille belle et galante ! C’est dommage qu’il n’y ait pas autant d’honneur à cela que de profit et d’agrément.

Laure, contre l’ordinaire des personnes de sa profession, avait coutume de se lever matin. Je la surpris à sa toilette, où, en attendant son Portugais, elle joignait à sa beauté naturelle tous les charmes auxiliaires que l’art des coquettes pouvait lui prêter. Aimable Estelle, lui dis-je en entrant, l’aimant des étrangers, je puis, à l’heure qu’il est, manger avec mon maître, puisqu’il m’a honoré d’une commission qui me donne cette prérogative, et dont je viens m’acquitter. Il n’aura pas le plaisir de vous entretenir ce matin, comme il se l’était proposé ; mais, pour vous en consoler, il soupera ce soir avec vous ; et il vous envoie son portrait, qui me paraît avoir quelque chose encore de plus consolant.

Je lui remis aussitôt la boîte, qui, par le vif éclat des brillants dont elle était garnie, lui réjouit infiniment la vue. Elle l’ouvrit ; et, l’ayant fermée, après avoir considéré la peinture par manière d’acquit, elle revint aux pierreries. Elle en vanta la beauté, et me dit en souriant : Voilà des copies que les femmes de théâtre aiment mieux que les originaux.

Je lui appris ensuite que le généreux Portugais, en me chargeant du portrait, m’avait gratifié d’une bourse de cinquante pistoles. Je t’en fais mon compliment, me dit-elle ; ce seigneur commence par où même il est rare que les autres finissent. C’est à vous, mon adorable, lui répondis-je, que je dois ce présent ; le marquis