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faire plaisir, et qu’en quelque façon je m’étais trouvé dans la nécessité de me rendre complice de la supercherie ; peu satisfait de cette excuse, je répondais que je ne devais donc pas pousser les choses plus loin, et qu’il fallait que je fusse bien effronté pour vouloir demeurer auprès d’un seigneur dont je payais si mal la confiance. Enfin, après un sévère examen, je tombai d’accord avec moi-même que, si je n’étais pas un fripon, il ne s’en fallait guère.

De là, passant aux conséquences, je me représentai que je jouais gros jeu, en trompant un homme de condition qui, pour mes péchés, peut-être ne tarderait guère à découvrir la fourberie. Une si judicieuse réflexion jeta quelque terreur dans mon esprit ; mais des idées de plaisir et d’intérêt l’eurent bientôt dissipée. D’ailleurs, la prophétie de l’homme à l’élixir aurait suffi pour me rassurer. Je me livrai donc à des images tout agréables. Je me mis à faire des règles d’arithmétique, à compter en moi-même la somme que feraient mes gages au bout de dix années de service. J’ajoutais à cela les gratifications que je recevrais de mon maître ; et, les mesurant à son humeur libérale, ou plutôt à mes désirs, j’avais une intempérance d’imagination, si l’on peut parler ainsi, qui ne mettait point de bornes à ma fortune. Tant de bien peu à peu m’assoupit, et je m’endormis en bâtissant des châteaux en Espagne.

Je me levai le lendemain sur les huit heures pour aller recevoir les ordres de mon patron ; mais comme j’ouvrais ma porte pour sortir, je fus tout étonné de le voir paraître devant moi en robe de chambre et en bonnet de nuit. Il était tout seul. Gil Blas, me dit-il, hier au soir, en quittant votre sœur, je lui promis de passer chez elle ce matin ; mais une affaire de conséquence ne me permet pas de lui tenir parole. Allez lui témoigner de ma part que je suis bien mortifié de ce contre-temps, et assurez-la que je souperai encore aujourd’hui avec elle. Ce n’est pas tout, ajouta-t-il en