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qu’il nous avait prévenus en sa faveur, et qu’il nous semblait que la fortune ne pouvait offrir à Séraphine un meilleur parti.

Dès le jour suivant, je sortis après le dîner avec le fils de la Coscolina pour aller rendre la visite que nous devions à don Juan. Nous prîmes la route de son château, conduits par un guide, qui nous dit, après trois quarts d’heure de chemin : Voici le château du seigneur don Juan de Jutella. Nous eûmes beau regarder de tous nos yeux dans la campagne, nous fûmes longtemps sans l’apercevoir ; nous ne le découvrîmes qu’en y arrivant, attendu qu’il était situé au pied d’une montagne, au milieu d’un bois dont les arbres élevés le dérobaient à notre vue. Il avait un air antique et délabré, qui prouvait moins l’opulence de son maître que sa noblesse. Néanmoins, quand nous y fûmes entrés, nous trouvâmes la caducité du bâtiment compensée par la propreté des meubles.

Don Juan nous reçut dans une salle bien ornée, où il nous présenta une dame qu’il appela devant nous sa sœur Dorothée, et qui pouvait avoir dix-neuf à vingt ans. Elle était fort parée, comme une personne qui, s’étant attendue à notre visite, avait envie de nous paraître aimable ; et, s’offrant à ma vue avec tous ses charmes, elle fit sur moi la même impression qu’Antonia, c’est-à-dire que je fus troublé ; mais je cachai si bien mon trouble, que Scipion même ne le remarqua pas. Notre conversation roula, Comme celle du jour précédent, sur le plaisir mutuel que nous nous faisions de nous voir quelquefois, et de vivre ensemble en bons voisins. Il ne nous parla point encore de Séraphine, et nous ne lui dîmes rien qui pût l’engager à nous déclarer son amour ; nous étions bien aises de le voir venir là-dessus. Pendant notre entretien je jetais souvent la vue sur Dorothée, quoique j’affectasse de l’envisager le moins qu’il m’était possible ; et, toutes les fois que mes regards rencontraient les siens, c’étaient autant