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troupes, sera toujours environné des grands qui l’auront suivi, et qu’il s’en trouvera plus d’un assez mécontent de moi pour oser lui tenir des discours injurieux à mon ministère. Mais ils se trompent, poursuivit-il ; je saurai bien, pendant le voyage, rendre ce prince inaccessible à tous les grands ; ce qu’il fit en effet d’une manière qui mérite bien d’être détaillée.

Le jour du départ du roi étant venu, ce monarque, après avoir chargé la reine du soin du gouvernement en son absence, se mit en chemin pour Saragosse ; mais, avant que d’y arriver, il passa par Aranjuez, dont il trouva le séjour si délicieux, qu’il s’y arrêta près de trois semaines. D’Aranjuez, le ministre le fit aller à Cuença, où il l’amusa encore plus longtemps par les divertissements qu’il lui donna. Ensuite les plaisirs de la chasse occupèrent ce prince à Molina d’Aragon ; après quoi il fut conduit à Saragosse. Son armée n’était pas loin de là, et il se préparait à s’y rendre ; mais le comte-duc lui en ôta l’envie, en lui faisant accroire qu’il se mettrait en danger d’être pris par les Français qui étaient maîtres de la plaine de Monçon ; de sorte que le roi, épouvanté d’un péril qu’il n’avait nullement à craindre, prit le parti de demeurer enfermé chez lui comme dans une prison. Le ministre, profitant de sa terreur, et sous prétexte de veiller à sa sûreté, le garda pour ainsi dire à vue ; si bien que les grands, qui avaient fait une excessive dépense pour se mettre en état de suivre leur souverain, n’eurent pas même la satisfaction d’obtenir de lui une audience particulière. Philippe enfin, s’ennuyant d’être mal logé à Saragosse, d’y passer encore plus mal son temps, ou, si vous voulez, d’être prisonnier, s’en retourna bientôt à Madrid. Ce monarque finit ainsi sa campagne, laissant au marquis de los Velez, général de ses troupes, le soin de soutenir l’honneur des armes d’Espagne.