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Il n’eut pas plus tôt achevé son discours, que son avis fut généralement suivi de toutes les personnes du conseil, à la réserve du marquis de Grana, qui, n’écoutant que son zèle pour la maison d’Autriche, et se laissant aller à la franchise de sa nation, combattit le sentiment du premier ministre, et soutint l’avis contraire avec tant de force, que le roi, frappé de la solidité de ses raisonnements, embrassa son opinion, quoiqu’elle fût opposée à toutes les voix du conseil, et marqua le jour de son départ pour l’armée.

C’était pour la première fois de sa vie que ce monarque avait osé penser autrement que son favori, qui, regardant cette nouveauté comme un sanglant affront, en fut très mortifié. Dans le temps que ce ministre allait se retirer dans son cabinet pour y ronger en liberté son frein, il m’aperçut, m’appela, et, m’ayant fait entrer avec lui, il me raconta d’un air agité ce qui s’était passé au conseil ; ensuite, comme un homme qui ne pouvait revenir de sa surprise : Oui, Santillane, continua-t-il, le roi, qui depuis plus de vingt ans ne parle que par ma bouche et ne voit que par mes yeux, a préféré l’avis de Grana au mien : et de quelle manière encore ? en comblant d’éloges cet ambassadeur, et surtout en louant son zèle pour la maison d’Autriche, comme si cet Allemand en avait plus que moi !

Il est aisé de juger par là, poursuivit le ministre, qu’il y a un parti formé contre moi, et j’ai tout lieu de penser que la reine est à la tête. Eh ! Monseigneur, lui dis-je, de quoi vous inquiétez-vous ? Pouvez-vous craindre la reine ? Cette princesse, depuis plus de douze ans, n’est-elle pas accoutumée à vous voir maître des affaires, et n’avez-vous pas mis le roi dans l’habitude de ne la pas consulter ? À l’égard du marquis de Grana, le monarque peut s’être rangé de son sentiment par l’envie qu’il a de voir son armée et de faire une campagne. Tu n’y es pas, interrompit le comte-duc ; dis plutôt que mes ennemis espèrent que le roi, étant parmi ses