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une parfaite indépendance, nous sommes des gaillards sans souci. On croit que nous faisons souvent des repas de Démocrite, et l’on est là-dessus dans l’erreur. Il n’y a pas un de mes confrères, sans en excepter les faiseurs d’almanachs, qui ne soit commensal dans quelque bonne maison ; pour moi, j’en ai deux où l’on me reçoit avec plaisir. J’ai deux couverts assurés : l’un chez un gros directeur des fermes, à qui j’ai dédié un roman et l’autre chez un riche bourgeois de Madrid, qui a la rage de vouloir toujours avoir à sa table des beaux esprits : heureusement il n’est pas fort délicat sur le choix, et la ville lui en fournit autant qu’il en veut.

Je cesse donc de te plaindre, dis-je au poète des Asturies, puisque tu es content de ta condition. Quoi qu’il en soit, je te proteste de nouveau que tu as toujours dans Gil Blas un ami à l’épreuve de ta négligence à le cultiver ; si tu as besoin de ma bourse, viens hardiment à moi : qu’une mauvaise honte ne te prive point d’un secours infaillible, et ne me ravisse point le plaisir de t’obliger.

À ce sentiment généreux, s’écria Nunez, je te reconnais, Santillane, et je te rends mille grâces de la disposition favorable où je te vois pour moi ; il faut, par reconnaissance, que je te donne un avis salutaire. Pendant que le comte-duc peut tout encore, et que tu possèdes ses bonnes grâces, profite du temps, hâte-toi de t’enrichir ; car ce ministre, à ce qu’on m’a dit, branle dans le manche. Je demandai à Fabrice s’il savait cela de bonne part, et il me répondit : Je tiens cette nouvelle d’un vieux chevalier de Calatrava, qui a un talent tout particulier pour découvrir les choses les plus secrètes : on écoute cet homme comme un oracle, et voici ce que je lui entendis dire hier : Le comte-duc a un grand nombre d’ennemis qui se réunissent tous pour le perdre ; il compte trop sur l’ascendant qu’il a sur l’esprit du roi ; ce monarque, à ce qu’on prétend, commence à prêter l’oreille aux plaintes qui déjà vont jus-