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Au nom d’Estelle, j’interrompis avec précipitation le chevalier, pour lui demander si cette Estelle était une actrice de la troupe de Tolède. C’en est une des meilleures, me dit-il. Elle n’a pas joué aujourd’hui, et nous n’y avons pas gagné ; elle fait ordinairement la suivante, et c’est un emploi qu’elle remplit admirablement bien. Qu’elle fait voir d’esprit dans son jeu ! Peut-être même en met-elle trop ; mais c’est un beau défaut qui doit trouver grâce. Le chevalier me dit donc des merveilles de cette Estelle ; et, sur le portrait qu’il me fit de sa personne, je ne doutai point que ce ne fût Laure, cette même Laure dont j’ai tant parlé dans mon histoire, et que j’avais laissée à Grenade.

Pour en être plus sûr, je passai derrière le théâtre après la comédie. Je demandai Estelle ; et, la cherchant des yeux partout, je la trouvai dans les foyers, où elle s’entretenait avec quelques seigneurs, qui ne regardaient peut-être en elle que la tante de Lucrèce. Je m’avançai pour saluer Laure ; mais, soit par fantaisie, soit pour me punir de mon départ précipité de la ville de Grenade, elle ne fit pas semblant de me connaître, et reçut mes civilités d’un air si sec, que j’en fus un peu déconcerté. Au lieu de lui reprocher en riant son accueil glacé, je fus assez sot pour m’en fâcher ; je me retirai même brusquement, et je résolus dans ma colère de m’en retourner à Madrid dès le lendemain. Pour me venger de Laure, disais-je, je ne veux pas que sa nièce ait l’honneur de paraître devant le roi ; je n’ai pour cela qu’à faire au ministre le portrait qu’il me plaira de Lucrèce : je n’ai qu’à lui dire qu’elle danse de mauvaise grâce, qu’il y a de l’aigreur dans sa voix, et qu’enfin ses charmes ne consistent que dans sa jeunesse, je suis assuré que Son Excellence perdra l’envie de l’attirer à la cour.

Telle était la vengeance que je me promettais de tirer du procédé de Laure à mon égard ; mais mon ressentiment ne fut pas de longue durée. Le jour sui-