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n’entendait nullement raillerie. Riez tant qu’il vous plaira, Messieurs, reprit-il froidement ; je vous soutiens que c’est le vent seul qui doit intéresser, frapper, émouvoir le spectateur, et non le péril d’Iphigénie. Représentez-vous, poursuivit-il, une nombreuse armée qui s’est assemblée pour aller faire le siège de Troie ; concevez toute l’impatience qu’ont les chefs et les soldats d’exécuter leur entreprise, pour s’en retourner promptement dans la Grèce, où ils ont laissé ce qu’ils ont de plus cher, leurs dieux domestiques, leurs femmes et leurs enfants ; cependant un maudit vent contraire les retient en Aulide, semble les clouer au port ; et, s’il ne change point, ils ne pourront aller assiéger la ville de Priam. C’est donc le vent qui fait l’intérêt de cette tragédie. Je prends parti pour les Grecs, j’épouse leur dessein ; je ne souhaite que le départ de leur flotte, et je vois d’un œil indifférent Iphigénie dans le péril, puisque sa mort est un moyen d’obtenir des dieux un vent favorable.

Sitôt que Villegas eut achevé de parler les ris se renouvelèrent à ses dépens. Nunez eut la malice d’appuyer son sentiment, pour donner encore plus beau jeu aux railleurs, qui se mirent à faire à l’envi de mauvaises plaisanteries sur les vents. Mais le bachelier, les regardant tous d’un air flegmatique et orgueilleux, les traita d’ignorants et d’esprits vulgaires. Je m’attendais à tous moments à voir ces messieurs s’échauffer et se prendre aux crins, fin ordinaire de leurs dissertations ; cependant je fus trompé dans mon attente : ils se contentèrent de se dire des injures réciproquement, et se retirèrent quand ils eurent bu et mangé à discrétion.

Après leur retraite, je demandai à Fabrice pourquoi il ne demeurait plus chez son trésorier, et s’ils s’étaient brouillés tous deux. Brouillés ! me répondit-il, le ciel m’en préserve ! je suis mieux que jamais avec le seigneur don Bertrand, qui m’a permis de loger en mon particulier : ainsi j’ai loué ce corps de logis pour y rece-