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geais du malheur de sa pièce pendant qu’il s’en applaudissait.

En effet, je le vis deux jours après entrer chez moi, tout transporté de joie. Santillane, s’écria-t-il, je viens te faire part du ravissement où je suis. J’ai fait ma fortune, mon ami, en faisant une mauvaise pièce. Tu sais l’étrange accueil qu’on a fait au Comte de Saldagne. Tous les spectateurs à l’envi se sont déchaînés contre lui ; et c’est à ce déchirement général que je dois le bonheur de ma vie.

Je fus assez étonné d’entendre parler de cette manière le poète Nunez. Comment donc, Fabrice, lui dis-je, serait-il possible que la chute de la tragédie eût de quoi justifier ta joie immodérée ? Oui, sans doute, répondit-il : je t’ai déjà dit que don Bertrand avait mis du sien dans ma pièce, par conséquent il la trouvait excellente. Il a été outré de voir les spectateurs d’un sentiment contraire au sien. Nunez, m’a-t-il dit ce matin, Victrix causa Diis placuit, sed victa Catoni. Si ta pièce a déplu au public, en récompense elle me plaît, à moi, et cela doit te suffire. Pour te consoler du mauvais goût du siècle, je te donne deux mille écus de rente à prendre sur tous mes biens : allons de ce pas chez mon notaire en passer le contrat. Nous y avons été sur-le-champ : le trésorier a signé l’acte de la donation, et m’a payé la première année d’avance…

Je félicitai Fabrice sur la malheureuse destinée du Comte de Saldagne, puisqu’elle avait tourné au profit de l’auteur. Tu as bien raison, continua-t-il, de me faire compliment là-dessus. Sais-tu bien qu’il ne pouvait m’arriver un plus grand bonheur que d’avoir déplu au parterre ? Que je suis heureux d’avoir été sifflé à double carillon ! Si le public, plus bénévole, m’eût honoré de ses applaudissements, à quoi cela m’aurait-il mené ? À rien. Je n’aurais tiré de mon travail qu’une somme assez médiocre, au lieu que les sifflets m’ont mis tout d’un coup à mon aise pour le reste de mes jours.