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querais pas de m’attirer, je pourrais fort bien me faire mettre à la porte. J’approuve donc prudemment ce qu’il loue, et je désapprouve de même tout ce qu’il trouve mauvais. Par cette complaisance, qui ne me coûte guère, possédant, comme je fais, l’art de m’accommoder au caractère des personnes qui me sont utiles, j’ai gagné l’estime et l’amitié de mon patron. Il m’a engagé à composer une tragédie, dont il m’a donné l’idée. Je l’ai faite sous ses yeux ; et, si elle réussit, je devrai à ses bons avis une partie de ma gloire.

Je demandai à notre poète le titre de sa tragédie. C’est, répondit-il, Le Comte de Saldagne. Cette pièce sera représentée dans trois jours sur le Théâtre du Prince. Je souhaite, lui répliquai-je, qu’elle ait une grande réussite, et j’ai assez bonne opinion de ton génie pour l’espérer. Je l’espère bien aussi, me dit-il ; mais il n’y a point d’espérance plus trompeuse que celle-là : tant les auteurs sont incertains de l’événement d’un ouvrage dramatique ! tous les jours ils y sont trompés.

Enfin, le jour de la première représentation, je ne pus aller à la Comédie, monseigneur m’ayant chargé d’une commission qui m’en empêcha. Tout ce que je pus faire fut d’y envoyer Scipion, pour savoir du moins dès le soir même le succès d’une pièce à laquelle je m’intéressais. Après l’avoir impatiemment attendu, je le vis revenir d’un air qui me fit concevoir un mauvais présage. Eh bien ! lui dis-je, comment Le Comte de Saldagne a-t-il été reçu du public ! Fort brutalement, répondit-il ; jamais pièce n’a été plus cruellement traitée : je suis sorti indigné de l’insolence du parterre. Et moi je le suis, répliquai-je, de la fureur que Nunez a de composer des poèmes dramatiques. Quel enragé ! Ne faut-il pas qu’il ait perdu le jugement, pour préférer les huées ignominieuses des spectateurs à l’heureux sort que je puis lui faire ? C’est ainsi que par amitié je pestais contre le poète des Asturies, et que je m’affli-