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J’en suis ravi, mon cher Fabrice, lui dis-je ; car ce don Bertrand est apparemment fort riche. Comment, riche ! me répondit-il ; on dit qu’il ignore lui-même jusqu’à quel point il l’est. Quoi qu’il en soit, voici en quoi consiste l’emploi que j’occupe chez lui. Comme il se pique d’être galant, et qu’il veut passer pour homme d’esprit, il est en commerce de lettres avec plusieurs dames fort spirituelles, et je lui prête ma plume pour composer des billets remplis de sel et d’agrément. J’écris à l’une en vers, à l’autre en prose, et je porte quelquefois les lettres moi-même, pour faire voir la multiplicité de mes talents.

Mais tu ne m’apprends pas, lui dis-je, ce que je souhaite le plus de savoir. Es-tu bien payé de tes épigrammes épistolaires ? Très grassement, répondit-il. Les gens riches ne sont pas tous généreux, et j’en connais qui sont de francs vilains : mais don Bertrand en use avec moi fort noblement. Outre deux cents pistoles de gages fixes, je reçois de lui de temps en temps de petites gratifications ; ce qui me met en état de faire le seigneur, et de bien passer mon temps avec quelques auteurs, ennemis comme moi du chagrin. Au reste, repris-je, ton trésorier a-t-il assez de goût pour sentir les beautés d’un ouvrage d’esprit, et pour en apercevoir les défauts ? Oh ! que non, me répondit Nunez ; quoiqu’il ait un babil imposant, ce n’est point un connaisseur. Il ne laisse pas de se donner pour un Tarpa[1]. Il décide hardiment, et soutient son opinion d’un ton si haut et avec tant d’opiniâtreté, que le plus souvent, lorsqu’il dispute, on est obligé de lui céder, pour éviter une grêle de traits désobligeants dont il a coutume d’accabler ses contradicteurs.

Tu peux croire, poursuivit-il, que j’ai grand soin de ne le contredire jamais, quelque sujet qu’il m’en donne ; car, outre les épithètes désagréables que je ne man-

  1. Savant critique sous le règne d’Auguste.