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ment après l’impression ; et si on les remet au théâtre vingt ans après, elles sont pour la plupart assez mal reçues. La génération présente accuse de mauvais goût celle qui l’a précédée, et ses jugements sont contredits à leur tour par ceux de la génération suivante. C’est ce que j’ai toujours remarqué, et de là je conclus que les auteurs qui sont applaudis présentement doivent s’attendre à être sifflés dans la suite. Il en est de même des romans et des autres livres amusants qu’on met au jour ; quoiqu’ils aient d’abord une approbation générale, ils tombent insensiblement dans le mépris. L’honneur qui nous revient de l’heureux succès d’un ouvrage n’est donc qu’une pure chimère, qu’une illusion de l’esprit, qu’un feu de paille dont la fumée se dissipe bientôt dans les airs.

Quoique je jugeasse bien que le poète des Asturies ne parlait ainsi que par mauvaise humeur, je ne fis pas semblant de m’en apercevoir. Je suis ravi, lui dis-je, que tu sois dégoûté du bel esprit, et radicalement guéri de la rage d’écrire. Tu peux compter que je te ferai donner incessamment un emploi, où tu pourras t’enrichir sans être obligé de faire une grande dépense de génie. Tant mieux, s’écria-t-il ; l’esprit me pue, et je le regarde à l’heure qu’il est comme le présent le plus funeste que le ciel puisse faire à l’homme. Je souhaite repris-je, mon cher Fabrice, que tu conserves toujours les sentiments où tu es. Si tu persistes à vouloir quitter la poésie, je te le répète, je te ferai obtenir bientôt un poste honnête et lucratif. Mais en attendant que je te rende ce service, ajoutai-je en lui présentant une bourse où il y avait une soixantaine de pistoles, je te prie de recevoir cette petite marque d’amitié.

Ô généreux ami ! s’écria le fils du barbier Nunez, transporté de joie et de reconnaissance, quelles grâces n’ai-je pas à rendre au ciel de t’avoir fait entrer dans cet hôpital, d’où je vais dès ce jour sortir par ton assistance ! Comme effectivement il se fit transporter dans