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yeux en passant, mais il ne parut pas faire la moindre attention à ma personne. Là-dessus je pris mon parti : Tu vois, dis-je à Scipion qui m’accompagnait, que le roi ne me reconnaît point, ou que, s’il me remet, il ne se soucie guère de renouveler connaissance avec moi. Je crois que nous ne ferons point mal de reprendre le chemin de Valence. N’allons pas si vite, Monsieur, me répondit mon secrétaire ; vous savez mieux que moi qu’on ne réussit à la cour que par la patience. Ne vous lassez pas de vous montrer au prince ; à force de vous offrir à ses regards, vous l’obligerez à vous considérer plus attentivement, et à se rappeler les traits de son agent auprès de la belle Catalina.

Afin que Scipion n’eût rien à me reprocher, j’eus la complaisance de continuer le même manège pendant trois semaines ; et un jour enfin il arriva que le monarque, frappé de ma vue, me fit appeler. J’entrai dans son cabinet, non sans être troublé de me trouver tête à tête avec mon roi. Qui êtes-vous ? me dit-il ; vos traits ne me sont pas inconnus. Où vous ai-je vu ? Sire, lui répondis-je en tremblant, j’ai eu l’honneur de conduire une nuit Votre Majesté avec le comte de Lemos chez… Ah ! je m’en souviens, interrompit le prince, vous étiez secrétaire du duc de Lerme ; et, si je ne me trompe, Santillane est votre nom. Je n’ai pas oublié que dans cette occasion vous me servîtes avec beaucoup de zèle, et que vous fûtes assez mal payé de vos peines. N’avez-vous pas été en prison pour cette aventure ? Oui, sire, lui repartis-je, j’ai été six mois à la tour de Ségovie ; mais vous avez eu la bonté de m’en faire sortir. Cela, reprit-il, ne m’acquitte point envers Santillane : il ne suffit pas de l’avoir fait remettre en liberté ; je dois lui tenir compte des maux qu’il a soufferts pour l’amour de moi.

Comme le prince achevait ces paroles, le comte d’Olivarès entra dans le cabinet. Tout fait ombrage aux favoris : il fut étonné de voir là un inconnu, et le roi