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il n’y a point de termes qui puissent exprimer quelle fut ma surprise, quand je reconnus en elle Laure, ma chère Laure, que je croyais encore à Madrid auprès d’Arsénie. Je ne pouvais douter que ce ne fût elle. Sa taille, ses traits, le son de sa voix, tout m’assurait que je ne me trompais point. Cependant, comme si je me fusse défié du rapport de mes yeux et de mes oreilles, je demandai son nom à un cavalier qui était à côté de moi. Hé ! de quel pays venez-vous ? me dit-il. Vous êtes apparemment un nouveau débarqué, puisque vous ne connaissez pas la belle Estelle.

La ressemblance était trop parfaite pour prendre le change. Je compris bien que Laure, en changeant d’état, avait aussi changé de nom ; et curieux de savoir ses affaires, car le public n’ignore guère celles des personnes de théâtre, je m’informai du même homme si cette Estelle avait quelque amant d’importance. Il me répondit que depuis deux mois il y avait à Grenade un grand seigneur portugais, nommé le marquis de Marialva, qui faisait beaucoup de dépense pour elle. Il m’en aurait dit davantage, si je n’eusse pas craint de le fatiguer de mes questions. J’étais plus occupé de la nouvelle que ce cavalier venait de m’apprendre que de la comédie : et qui m’eût demandé le sujet de la pièce, quand je sortis, m’aurait fort embarrassé. Je ne faisais que rêver à Laure, à Estelle, et je me promettais bien d’aller chez cette actrice le jour suivant. Je n’étais pas sans inquiétude sur la réception qu’elle me ferait : j’avais lieu de penser que ma vue ne lui ferait pas grand plaisir dans la situation brillante où étaient ses affaires ; je jugeai même qu’une si bonne comédienne pour se venger d’un homme dont certainement elle avait sujet d’être mécontente, pourrait bien faire semblant de ne le pas connaître. Tout cela ne me rebuta point. Après un léger repas, car on n’en faisait pas d’autres dans mon auberge, je me retirai dans ma chambre, très impatient d’être au lendemain.