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quiproquo de même que les pâtissiers. Ce discours, comme vous voyez était fort consolant ; aussi je n’eus plus aucune envie de retourner au civet, pas même de toucher au plat de rôti, de peur que le mouton ne fût pas mieux vérifié que le lapin. Je me levai de table en maudissant le ragoût, l’hôte et l’hôtellerie ; et, m’étant recouché sur le grabat, j’y passai la nuit plus tranquillement que je ne m’y étais attendu. Le jour suivant, de grand matin, après avoir payé mon hôte aussi grassement que s’il m’eût fort bien traité, je m’éloignai d’Illescas, l’imagination encore si remplie du civet, que je prenais pour des chats tous les animaux que j’apercevais.

J’arrivai de bonne heure à Madrid, où, sitôt que j’eus satisfait mon muletier, je louai une chambre garnie auprès de la porte du Soleil. Mes yeux, quoique accoutumés au grand monde, ne laissèrent pas d’être éblouis du concours de seigneurs qu’on voit ordinairement dans le quartier de la cour. J’admirai la prodigieuse quantité de carrosses, et le nombre infini de gentilshommes, de pages et de laquais qui étaient à la suite des grands. Mon admiration redoubla, lorsque, étant allé au lever du roi, j’aperçus ce monarque environné de ses courtisans. Je fus charmé de ce spectacle, et je dis en moi-même : Quel éclat ! quelle grandeur ! je ne m’étonne plus d’avoir ouï dire qu’il faut voir la cour de Madrid pour en concevoir toute la magnificence ; je suis ravi d’y être venu ; j’ai un pressentiment que j’y ferai quelque chose. Je n’y fis pourtant rien que quelques connaissances infructueuses. Je dépensai peu à peu mon argent, et je fus trop heureux de me donner avec tout mon mérite à un pédant de Salamanque, qu’une affaire de famille avait attiré à Madrid, où il était né, et que le hasard me fit connaître. Je devins son factotum et je le suivis à son université lorsqu’il y retourna.

Mon nouveau patron se nommait don Ignacio de Ipigna. Il prenait du don pour avoir été précepteur d’un duc qui lui faisait par reconnaissance une pension