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j’espère que je vous servirai un ragoût digne d’un contador mayor.

L’hôte, après avoir ainsi fait son éloge, commença d’apprêter le souper. Pendant qu’il y travaillait, j’entrai dans une salle où m’étant couché sur un grabat que j’y trouvai, je m’endormis de fatigue, n’ayant pris aucun repos la nuit précédente. Au bout de deux heures, le muletier vint me réveiller : Mon gentilhomme, me dit-il, votre souper est prêt ; venez, s’il vous plaît, vous mettre à table. Il y en avait, dans la salle, une sur laquelle étaient deux couverts. Nous nous y assîmes, le muletier et moi, et l’on nous apporta le civet. Je me jetai dessus avidement ; je le trouvai d’un goût exquis, soit que la faim m’en fît juger trop favorablement, soit que ce fût véritablement un effet des ingrédients du cuisinier. On nous servit ensuite un morceau de mouton rôti, et, remarquant que le muletier ne faisait honneur qu’à ce dernier plat, je lui demandai pourquoi il ne touchait point à l’autre. Il me répondit en souriant qu’il n’aimait pas les ragoûts. Cette réponse, ou plutôt le souris dont il l’avait accompagnée, me parut mystérieux. Vous me cachez lui dis-je, la véritable raison qui vous empêche de manger de ce civet ; faites-moi le plaisir de me l’apprendre. Puisque vous êtes si curieux de le savoir, reprit-il je vous dirai que j’ai de la répugnance à me bourrer l’estomac de ces sortes de ragoûts, depuis qu’en allant de Tolède à Cuença, on me servit un soir dans une hôtellerie, pour un lapin de garenne un matou en hachis : cela m’a dégoûté des fricassées.

Le muletier ne m’eut pas sitôt dit ces paroles, que, malgré la faim qui me dévorait, l’appétit me manqua tout à coup. Je me mis en tête que je venais de manger d’un lapin supposé, et je ne regardai plus le ragoût qu’en faisant la grimace. Mon compagnon ne me guérit pas l’esprit là-dessus, en me disant que les maîtres d’hôtellerie en Espagne faisaient assez souvent ce