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vent que je ne gagnais. Je prenais goût insensiblement au jeu, et, si je me fusse entièrement livré à cette passion, elle m’aurait réduit sans doute à tirer de la caisse quelques quartiers d’avance ; mais, heureusement, l’amour sauva la caisse et ma vertu. Un jour, comme je passais auprès de l’église de los Royés[1], j’aperçus au travers d’une jalousie, dont les rideaux étaient ouverts, une jeune fille qui me parut moins une mortelle qu’une divinité. Je me servirais d’un terme encore plus fort, s’il y en avait, pour mieux vous exprimer l’impression que sa vue fit sur moi. Je m’informai d’elle ; et à force de perquisitions, j’appris qu’elle se nommait Béatrix, et qu’elle était suivante de doña Julia, fille cadette du comte de Polan.

Béatrix interrompit Scipion en riant à gorge déployée ; puis, adressant la parole à ma femme : Charmante Antonia, lui dit-elle, regardez-moi bien, je vous prie n’ai-je pas à votre avis l’air d’une divinité ? Vous l’aviez alors à mes yeux, lui dit Scipion ; et, depuis que votre fidélité ne m’est plus suspecte, vous me paraissez plus belle que jamais. Mon secrétaire, après une repartie si galante, poursuivit ainsi son histoire.

Cette découverte acheva de m’enflammer, non, à la vérité, d’une ardeur légitime. J’en fais un aveu sincère ; je m’imaginai que je triompherais facilement de sa vertu, si je la tentais par des présents, capables de l’ébranler ; mais je jugeais mal de la chaste Béatrix. J’eus beau lui faire proposer par des femmes mercenaires ma bourse et mes soins, elle rejeta fièrement mes propositions. Sa résistance, au lieu d’éteindre mes désirs, les irrita. J’eus recours au dernier expédient ; je lui fis offrir ma main, qu’elle accepta lorsqu’elle sut que j’étais secrétaire et trésorier de don Manrique. Comme nous trouvâmes à propos de cacher notre

  1. Des pères noirs. On distinguait souvent les divers ordres monastiques par 1a couleur de leurs habits.