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plaisir ; j’étais assez proprement vêtu pour le faire croire, et quelques pistoles que j’affectai de laisser voir comme par hasard à l’hôte achevèrent de le persuader. Peut-être aussi que ma grande jeunesse lui fit penser que je pouvais être quelque petit libertin qui courait le pays, après avoir volé ses parents. Quoi qu’il en soit, il ne parut point curieux d’en savoir plus que je ne lui en disais, de peur apparemment que sa curiosité ne m’obligeât à changer de logement. Pour six réaux par jour, on était bien dans cette hôtellerie, où il y avait beaucoup de monde ordinairement. Je comptai le soir au souper jusqu’à douze personnes à table. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que chacun mangeait sans rien dire, à la réserve d’un seul homme, qui, parlant sans cesse à tort et à travers, compensait par son babil le silence des autres. Il faisait le bel esprit, débitait des contes, et s’efforçait par des bons mots de réjouir la compagnie, qui de temps en temps éclatait de rire, moins à la vérité pour applaudir à ses saillies que pour s’en moquer.

Pour moi, je faisais si peu d’attention aux discours de cet original, que je me serais levé de table sans pouvoir rendre compte de ce qu’il avait dit, s’il n’eût trouvé moyen de m’intéresser dans ses discours. Messieurs, s’écria-t-il sur la fin du repas, tout ce que je vous ai dit n’est rien en comparaison de ce que je vais vous dire ; je vous garde pour la bonne bouche une histoire des plus divertissantes, une aventure arrivée ces jours passés à l’archevêché de Séville. Je la tiens d’un bachelier de ma connaissance, qui en a, dit-il, été témoin. Ces paroles me causèrent quelque émotion ; je ne doutai point que cette aventure ne fût la mienne, et je n’y fus pas trompé. Ce personnage en fit un récit fidèle, et m’apprit même ce que j’ignorais, c’est-à-dire ce qui s’était passé dans la salle après mon départ : je vais vous le raconter.

À peine eus-je pris la fuite, que les Maures qui, suivant l’ordre de la pièce qu’on représentait, devaient