Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nières paroles ; et ce fut pour moi un spectacle ravissant, lorsque, ayant été conduit par maître Diego dans les cuisines, j’y vis les préparatifs pour le souper de monseigneur. Je comptai jusqu’à quinze personnes qui en étaient occupées ; mais je ne pus nombrer les mets qui s’offrirent à ma vue, tant la Providence avait soin d’en pourvoir l’archevêché ! Ce fut alors que, respirant à plein nez la fumée des ragoûts que je n’avais sentis que de loin, j’appris à connaître la sensualité. J’eus l’honneur de souper et de coucher avec les marmitons, qui véritablement me régalèrent, et dont je gagnai si bien l’amitié, que le jour suivant, lorsque j’allai remercier maître Diego de m’avoir donné si gracieusement un asile, il me dit : Nos garçons de cuisine m’ont témoigné tous qu’ils seraient ravis de vous avoir pour camarade, tant ils trouvent à leur gré votre humeur ! De votre côté, seriez-vous bien aise d’être leur compagnon ? Je répondis que, si j’avais ce bonheur-là, je me croirais au comble de mes vœux. Si cela est, reprit-il, mon ami, regardez-vous dès à présent comme un officier de l’archevêché. À ces mots, il me conduisit et me présenta au majordome, qui, sur mon air éveillé, me jugea digne d’être reçu parmi les fouille-au-pot.

Je ne fus pas plutôt en possession d’un emploi si honorable, que maître Diego, suivant l’usage des cuisiniers des grandes maisons qui envoient secrètement des viandes à leurs mignonnes, me choisit pour porter chez une dame du voisinage tantôt des longes de veau, et tantôt de la volaille ou du gibier. Cette bonne dame était une veuve de trente ans tout au plus, très jolie, très vive, qui avait tout l’air de n’être pas exactement fidèle à son cuisinier. Cependant il ne se contentait pas de lui fournir de la viande, du pain, du sucre et de l’huile ; il faisait aussi sa provision de vin, et tout cela aux dépens de monseigneur l’archevêque.

J’achevai de me dégourdir dans le palais de Sa Grandeur, où je fis un tour assez plaisant, et dont on parle