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fête en laissant éclater ton ressentiment. Vous serez content de moi, repartit Scipion ; vous allez voir si je ne sais pas bien dissimuler.

En parlant de cette sorte, il s’avança vers sa femme à qui ses compagnes avaient aussi rendu l’usage des sens ; et, l’embrassant avec autant de vivacité que s’il eût été ravi de la revoir : Ah ! ma chère Béatrix, lui dit-il, le ciel enfin nous rejoint après dix ans de séparation ! Ô moment plein de douceur pour moi ! J’ignore, lui répondit son épouse, si vous avez effectivement quelque joie de me rencontrer ; mais du moins suis-je bien persuadée que je ne vous ai donné aucun juste sujet de m’abandonner. Quoi ! vous me trouvez une nuit avec le seigneur don Fernand de Leyva, qui était amoureux de Julie ma maîtresse, et dont je servais la passion ; vous vous mettez dans l’esprit que je l’écoute aux dépens de votre honneur et du mien : là-dessus, la jalousie vous renverse la cervelle ; vous quittez Tolède, et me fuyez comme un monstre, sans me demander un éclaircissement ! Qui de nous deux, s’il vous plaît, est le plus en droit de se plaindre ? C’est vous, sans contredit, lui répliqua Scipion. Sans doute, reprit-elle, c’est moi. Don Fernand, peu de temps après votre départ de Tolède, épousa Julie, auprès de qui j’ai demeuré tant qu’elle a vécu ; et, depuis qu’une mort prématurée nous l’a ravie, je suis au service de madame sa sœur, qui peut vous répondre, aussi bien que toutes ses femmes, de la pureté de mes mœurs.

Mon secrétaire, à ce discours dont il ne pouvait prouver la fausseté, prit son parti de bonne grâce. Encore une fois, dit-il à son épouse, je reconnais ma faute, et je vous en demande pardon devant cette honorable assistance. Alors, intercédant pour lui, je priai Béatrix d’oublier le passé, l’assurant que son mari ne songerait désormais qu’à lui donner de la satisfaction. Elle se rendit à ma prière, et toute la compagnie applaudit à la réunion de ces deux époux. Pour mieux la célébrer,