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première, c’est qu’il est bon cuisinier, la seconde, c’est que j’aurai toujours l’œil sur lui ; j’épierai ses actions, et il faudra qu’il soit bien fin si j’en suis la dupe. Je lui dis hier que vous aviez dessein de renvoyer les trois quarts de vos domestiques, et je remarquai que cette nouvelle lui fit de la peine ; il me témoigna même que, se sentant porté d’inclination à vous servir, il se contenterait de la moitié des gages qu’il a aujourd’hui plutôt que de vous quitter, ce qui me fait soupçonner qu’il y a dans ce hameau quelque petite fille dont il voudrait bien ne pas s’éloigner. Pour l’aide de cuisine, poursuivit-il, c’est un ivrogne, et le portier un brutal dont nous n’avons pas besoin, non plus que du tireur. Je remplirai fort bien la place de ce dernier, comme je vous le ferai voir dès demain, puisque nous avons ici des fusils, de la poudre et du plomb. À l’égard des laquais, il y en a un qui est Aragonais, et qui me paraît bon enfant. Nous garderons celui-là ; tous les autres sont de si mauvais sujets, que je ne vous conseillerais pas de les retenir, quand même il vous faudrait une centaine de valets.

Après avoir amplement délibéré sur cela, nous résolûmes de nous en tenir au cuisinier, au marmiton, à l’Aragonais, et de nous défaire honnêtement de tout le reste : ce qui fut exécuté dès le jour même, moyennant quelques pistoles que Scipion tira de notre coffre-fort et leur donna de ma part. Quand nous eûmes fait cette réforme, nous établîmes un ordre dans le château ; nous réglâmes les fonctions de chaque domestique, et nous commençâmes à vivre à nos dépens. Je me serais volontiers contenté d’un ordinaire frugal ; mais mon secrétaire, qui aimait les ragoûts et les bons morceaux, n’était pas un homme à laisser inutile le savoir-faire de maître Joachim. Il le mit si bien en œuvre, que nos dîners et nos soupers devinrent des repas de bernardins.