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bien il feignit de ne me pas remettre, ce qui est plus vraisemblable ; mais, considérant que la feinte était inutile, il prit l’air d’un homme qui tout à coup se ressouvient d’une chose oubliée. Ah ! seigneur Gil Blas, s’écria-t-il, pardon si j’ai pu vous méconnaître. Depuis que je vis dans ce lieu saint, et que je m’attache à remplir les devoirs prescrits par nos règles, je perds insensiblement la mémoire de ce que j’ai vu dans le monde ; les images du siècle s’effacent de mon souvenir.

J’ai, lui dis-je, une véritable joie de vous revoir, après six ans, sous un habit si respectable. Et moi, me répondit-il, j’ai honte d’en paraître vêtu devant un homme qui a été témoin de la vie coupable que j’ai menée. Cet habit me la reproche sans cesse. Hélas ! ajouta-t-il en poussant un soupir, pour être digne de le porter, il faudrait que j’eusse toujours vécu dans l’innocence. À ce discours qui me charme, lui répliquai-je, mon cher frère, on voit clairement que le doigt du Seigneur vous a touché. Je vous le répète, j’en suis ravi, et je meurs d’envie d’apprendre de quelle manière miraculeuse vous êtes entrés dans la bonne voie, vous et don Raphaël ; car je suis persuadé que c’est lui que je viens de rencontrer dans la ville, habillé en chartreux. Je me suis repenti de ne l’avoir pas arrêté dans la rue pour lui parler, et je suis venu ici l’attendre pour réparer ma faute quand il rentrera.

Vous ne vous êtes point trompé, me dit Lamela, c’est don Raphaël lui-même que vous avez vu ; et quant au détail que vous demandez, le voici : Après nous être séparés de vous auprès de Ségorbe, nous prîmes, le fils de Lucinde et moi, la route de Valence, dans le dessein d’y faire quelque nouveau tour de notre métier. Le hasard voulut un jour que nous entrassions dans l’église des Chartreux, dans le temps que les religieux psalmodiaient dans le chœur. Nous nous attachâmes à les considérer, et nous éprouvâmes que les méchants ne peuvent se défendre d’honorer la vertu. Nous admi-