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farci de traits plus brillants que solides. Les trois quarts des vers sont mauvais ou mal rimés[1], les caractères mal formés ou mal soutenus, et les pensées souvent très obscures.

Les deux auteurs qui étaient à table, et qui, par une retenue aussi louable que rare, n’avaient rien dit de peur d’être soupçonnés de jalousie, ne purent s’empêcher d’applaudir des yeux au sentiment du gentilhomme : ce qui me fit juger que leur silence était moins un effet de la perfection de l’ouvrage que de leur politique. Pour les chevaliers, ils recommencèrent à louer don Gabriel ; ils le placèrent même parmi les dieux. Cette apothéose extravagante et cette aveugle idolâtrie firent perdre patience au Castillan, qui, levant les mains au ciel, s’écria tout à coup comme par enthousiasme : Ô divin Lope de Vega, rare et sublime génie, qui avez laissé un espace immense entre vous et tous les Gabriel qui voudront vous atteindre ; et vous, moelleux Calderon, dont la douceur élégante et purgée d’épique est inimitable, ne craignez point tous deux que vos autels soient abattus par ce nouveau nourrisson des Muses ! il sera bienheureux si la postérité, dont vous ferez les délices comme vous faites les nôtres, entend parler de lui[2].

Cette plaisante apostrophe, à laquelle personne ne s’était attendu, fit rire toute la compagnie, qui se leva de table en belle humeur, et s’en alla. On me conduisit, par ordre de don Alphonse, à l’appartement qui m’avait été préparé. J’y trouvai un bon lit, où ma seigneurie s’étant couchée s’endormit en déplorant, aussi bien que le gentilhomme castillan, l’injustice que les ignorants faisaient à Lope et à Calderon.

  1. Les vers mal rimés étaient en effet un des griefs articulés contre Voltaire par ses ennemis.
  2. Cette prédiction, il faut l’avouer, a été bien démentie par l’événement.