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me retirai avec mon secrétaire dans le bois, où nous nous promenâmes jusqu’à la nuit, sans nous lasser de voir des arbres : tant la possession d’un bien nouvellement acquis a d’abord de charmes pour nous !

Le cuisinier, l’aide de cuisine et le marmiton n’étaient pas oisifs pendant ce temps-là ; ils travaillaient à nous préparer un repas supérieur à celui que nous avions fait, et nous fûmes dans le dernier étonnement, lorsque, étant entrés dans la même salle où nous avions dîné, nous vîmes mettre sur la table un plat de quatre perdreaux rôtis, avec un civet de lapin d’un côté, et un chapon en ragoût de l’autre. Ils nous servirent ensuite pour entremets des oreilles de cochon, des poulets marinés et du chocolat à la crème. Nous bûmes copieusement du vin de Lucène, et plusieurs autres sortes de vins délicieux ; et, quand nous sentîmes que nous ne pouvions boire davantage sans exposer notre santé, nous songeâmes à nous aller coucher. Alors mes laquais, prenant des flambeaux, me conduisirent au plus bel appartement, où ils s’empressèrent à me déshabiller ; mais quand ils m’eurent donné ma robe de chambre et mon bonnet de nuit, je les renvoyai en leur disant d’un air de maître : Retirez-vous, messieurs, je n’ai pas besoin de vous pour le reste.

Je les fis sortir tous, et, retenant Scipion pour m’entretenir un peu avec lui, nous commençâmes par nous réjouir de l’heureux état où nous nous trouvions. On ne peut exprimer la joie que mon secrétaire fit éclater. Eh bien ! lui dis-je, mon ami, que penses-tu du traitement qu’on me fait par ordre des seigneurs de Leyva ? Ma foi, répondit-il, je pense qu’on ne peut vous en faire un meilleur ; je souhaite seulement que cela soit de longue durée. Je ne le souhaite pas, moi, lui répliquai-je, il ne me convient pas de souffrir que mes bienfaiteurs fassent pour moi tant de dépense ; ce serait abuser de leur générosité. De plus, je ne m’accommoderais point de valets aux gages d’autrui : je croirais