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s’était attroupée devant la maison de mon oncle, il fallut que ma mère se montrât, et protestât publiquement qu’elle était fort contente de moi. Il y en eut d’autres qui coururent au cabaret où était ma chaise, dans le dessein de la briser ; ce qu’ils auraient fait indubitablement, si l’hôte et l’hôtesse n’eussent trouvé moyen d’apaiser ces esprits furieux, et de les détourner de leur résolution.

Tous ces affronts qu’on me faisait, et qui étaient autant d’effets des discours que le jeune épicier avait tenus de moi dans la ville, m’inspirèrent tant d’aversion pour mes compatriotes, que je me déterminai à quitter bientôt Oviedo, où, sans cela j’aurais fait peut-être un assez long séjour. Je le déclarai tout net à ma mère, qui, se sentant elle-même très mortifiée de l’accueil dont le peuple m’avait régalé, ne s’opposa point à un si prompt départ. Il ne fut plus question que de savoir de quelle sorte j’en userais avec elle. Ma mère, lui dis-je, puisque mon oncle a besoin de votre assistance, je ne vous presserai plus de m’accompagner ; mais comme il ne paraît pas éloigné de sa fin, promettez-moi de venir me rejoindre à ma terre aussitôt qu’il ne sera plus. J’attends de vous cette marque d’affection.

Je ne vous ferai point cette promesse, répondit ma mère ; car je ne la tiendrais pas : je veux passer le reste de mes jours dans les Asturies, et dans une parfaite indépendance. Ne serez-vous pas toujours, lui répliquai-je, maîtresse absolue dans mon château ? Je n’en sais rien, repartit-elle ; vous n’avez qu’à devenir amoureux de quelque petite fille ; vous l’épouserez : elle sera ma bru, je serai sa belle-mère ; nous ne pourrons vivre ensemble. Vous prévoyez les malheurs de trop loin. Je n’ai aucune envie de me marier ; mais quand la fantaisie m’en prendrait, je vous réponds que j’obligerais bien ma femme à se soumettre aveuglément à vos volontés. C’est me répondre témérairement, reprit ma mère ; et je demanderais caution de la caution. Je crain-