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dit-il ; j’ai déjà toute cette cérémonie arrangée dans ma tête ; vous pouvez vous en fier à moi. Prenez garde, lui dit, ma mère, de faire un enterrement qui ait un air pompeux ; il ne saurait être trop modeste pour mon époux, que toute la ville a connu pour un écuyer des plus malaisés. Madame, repartit Scipion, quand il aurait été encore plus pauvre, je n’en rabattrais pas deux maravédis. Je ne regarde là-dedans que mon maître : il a été favori du duc de Lerme ; son père doit être enterré noblement.

J’approuvai le dessein de mon secrétaire ; je lui recommandai même de ne point épargner l’argent. Un reste de vanité que je conservais encore se réveilla dans cette occasion. Je me flattai qu’en faisant de la dépense pour un père qui ne me laissait aucun héritage, je ferais admirer mes manières généreuses. De son côté, ma mère, quelque contenance de modestie qu’elle affectât, n’était point fâchée que son mari fût inhumé avec éclat. Nous donnâmes donc carte blanche à Scipion, qui, sans perdre de temps, alla prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre les funérailles superbes.

Il n’y réussit que trop bien. Il fit des obsèques si magnifiques, qu’il révolta contre moi la ville et les faubourgs ; tous les habitants d’Oviedo, depuis le plus grand jusqu’au plus petit, furent choqués de mon ostentation, et firent là-dessus des gloses peu honorables pour moi. Ce ministre fait à la hâte, disait l’un, a de l’argent pour enterrer son père ; mais il n’en avait point pour le nourrir. Il aurait mieux valu, disait l’autre, qu’il eût fait plaisir à son père vivant, que de lui faire tant d’honneur après sa mort. Enfin, les coups de langue ne me furent point épargnés ; chacun lança son trait. Ils n’en demeurèrent pas là : ils nous insultèrent, Scipion, Bertrand et moi, quand nous sortîmes de l’église ; ils nous chargèrent d’injures, nous accablèrent de huées, et conduisirent Bertrand à l’hôtellerie à coups de pierres. Pour dissiper la canaille qui