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je m’étendis fort sur cet article. Je vous l’avouerai, dis-je à ma mère, je reçus très mal ce garçon, qui, pour s’en venger, vous aura fait sans doute un affreux portrait de moi. Il n’y a pas manqué, répondit-elle. Il vous trouva, nous dit-il, si fier de la faveur du premier ministre de la monarchie, qu’à peine daignâtes-vous le reconnaître ; et, quand il vous détailla nos misères, vous l’écoutâtes d’un air glacé. Comme les pères et les mères, ajouta-t-elle, cherchent toujours à excuser leurs enfants, nous ne pûmes croire que vous eussiez un si mauvais cœur. Votre arrivée à Oviedo justifie la bonne opinion que nous avions de vous, et la douleur dont je vous vois saisi achève de faire votre apologie.

Vous jugez de moi trop favorablement, lui répliquai-je ; il y a du vrai dans le rapport du jeune Muscada. Lorsqu’il vint me voir, je n’étais occupé que de ma fortune ; et l’ambition qui me dominait ne me permettait guère de penser à mes parents. Il ne faut donc pas s’étonner si dans cette disposition je fis un accueil peu gracieux à un homme qui, m’abordant d’un air grossier, me dit brutalement qu’ayant appris que j’étais plus riche qu’un juif, il venait me conseiller de vous envoyer de l’argent, attendu que vous en aviez grand besoin ; il me reprocha même, dans des termes peu mesurés, mon indifférence pour ma famille. Je fus choqué de sa franchise, et, perdant patience, je le poussai par les épaules hors de mon cabinet. Je conviens que j’eus tort dans cette rencontre ; j’aurais dû faire réflexion que ce n’était pas votre faute si l’épicier manquait de politesse, et que son conseil ne laissait pas d’être bon à suivre, quoiqu’il eût été donné malhonnêtement.

C’est ce que je me représentai un moment après que j’eus chassé Muscada. Malgré la colère qui me dominait, la voix du sang se fit entendre ; je me rappelai tous mes devoirs envers mes parents ; et, rougissant de honte de les remplir si mal, je sentis des remords dont