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grâce que vous avez reconnu votre erreur, et que le vin n’est pas une funeste liqueur, comme vous l’avez avancé dans vos ouvrages, pourvu qu’on n’en boive qu’avec modération.

Ces paroles embarrassèrent un peu notre docteur. Il ne pouvait nier qu’il eût défendu dans ses livres l’usage du vin ; mais la honte et la vanité l’empêchant de convenir que je lui faisais un juste reproche, il ne savait que me répondre, et il en était tout confus. Pour le tirer d’embarras, je changeai de matière ; et un moment après je pris congé de lui, en l’exhortant à tenir toujours bon contre les nouveaux praticiens. Courage, lui dis-je, seigneur Sangrado ; ne vous lassez pas de décrier le kermès, et frondez sans cesse la saignée du pied. Si, malgré votre zèle et votre amour pour l’orthodoxie médicale, cette engeance empirique vient à bout de ruiner la discipline, vous aurez du moins la consolation d’avoir fait tous vos efforts pour la maintenir.

Comme nous nous en retournions à l’hôtellerie, mon secrétaire et moi, nous entretenant tous deux du caractère réjouissant et original de ce docteur, il passa près de nous dans la rue un homme de cinquante-cinq à soixante ans, qui marchait les yeux baissés, tenant un gros chapelet à la main. Je le considérai attentivement, et le reconnus sans peine pour le seigneur Manuel Ordonnez, ce bon administrateur d’hôpital dont il est fait une mention si honorable dans le premier tome de mon histoire. Je l’abordai avec de grandes démonstrations de respect, en disant : Serviteur au vénérable et discret seigneur Manuel Ordonnez, l’homme du monde le plus propre à conserver le bien des pauvres. À ces mots, il me regarda fixement, et me répondit que mes traits ne lui étaient pas inconnus, mais qu’il ne pouvait se rappeler où il m’avait vu. Je n’en suis point étonné, repris-je ; il n’est pas surprenant que vous n’ayez pas fait attention à moi ; j’allais chez vous dans le temps que vous aviez à votre service un de mes amis,