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un livre à la main. Il se leva sitôt qu’il nous aperçut, vint au-devant de nous d’un pas assez ferme pour un septuagénaire, et nous demanda ce que nous lui voulions. Monsieur le docteur, lui dis-je, regardez-moi, je vous prie, attentivement ; est-ce que vous ne me remettez point ? J’ai pourtant l’honneur d’être un de vos élèves. Ne vous souvient-il plus d’un certain Gil Blas, qui était autrefois votre commensal et votre substitut ? Quoi ! c’est vous, Santillane ? me répondit-il en m’embrassant d’un air affectueux. Je ne vous aurais pas reconnu. Je suis bien aise de vous revoir. Qu’avez-vous fait depuis notre séparation ? Vous avez sans doute toujours pratiqué la médecine ? C’est à quoi, repris-je, j’avais assez de penchant ; mais de fortes raisons m’en ont empêché.

Tant pis, reprit Sangrado ; avec les principes que vous aviez reçus de moi, vous seriez devenu un habile médecin, pourvu que le ciel vous eût fait la grâce de vous préserver de l’amour dangereux de la chimie. Ah ! mon fils, poursuivit-il d’un ton douloureux et déclamateur, quel changement dans la médecine depuis quelques années ! Vous m’en voyez surpris et indigné avec raison. On ôte à cet art l’honneur et la dignité. Cet art, qui dans tous les temps a respecté la vie des hommes, est présentement en proie à la témérité, à la présomption et à l’impéritie ; car les faits parlent, et bientôt les pierres crieront contre le brigandage des nouveaux praticiens : lapides clamabunt. On voit dans cette ville des médecins, ou soi-disant tels, qui se sont attelés au char de triomphe de l’antimoine : currus triumphalis antimonii ; des échappés de l’école de Paracelse, des adorateurs du kermès, des guérisseurs de hasard, qui font consister toute la science de la médecine à savoir préparer des drogues chimiques. Que vous dirai-je ? tout est méconnaissable dans leur méthode. La saignée du pied, par exemple, jadis si rare est aujourd’hui presque la seule qui soit en usage. Les purgatifs autrefois doux et bénins sont changés en émétique et en kermès. Ce