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nurent que j’étais ce cavalier infortuné. On m’emporta chez ma tante, où les plus habiles chirurgiens de la ville furent appelés.

Tout le monde me plaignit, et particulièrement dona Helena, qui laissa voir alors le fond de son cœur. Sa dissimulation céda au sentiment. Le croirez-vous ? Ce n’était plus cette fille qui se faisait un point d’honneur de paraître insensible à mes galanteries ; c’était une tendre amante qui s’abandonnait sans réserves à sa douleur. Elle passa le reste de la nuit à pleurer avec sa suivante, et à maudire son cousin don Augustin de Olighera, qu’elles jugeaient devoir être l’auteur de leurs larmes ; comme en effet c’était lui qui avait si désagréablement interrompu la sérénade. Aussi dissimulé que sa cousine, il s’était aperçu de mes intentions, sans en rien témoigner ; et, s’imaginant qu’elle y répondait, il avait fait cette action vigoureuse, pour montrer qu’il était moins endurant qu’on ne le croyait. Néanmoins ce triste accident fut peu de temps après suivi d’une joie qui le fit oublier. Tout dangereusement blessé que j’étais, l’habileté des chirurgiens me tira d’affaire. Je gardais encore la chambre, quand dona Eleonor, ma tante, alla trouver don George, et lui demanda pour moi dona Helena. Il consentit d’autant plus volontiers à ce mariage, qu’il regardait alors don Augustin comme un homme qu’il ne reverrait peut-être jamais. Le bon vieillard appréhendait que sa fille eût de la répugnance à se donner à moi, à cause que le cousin Olighera avait eu la liberté de la voir, et tout le loisir de s’en faire aimer ; mais elle parut si disposée à obéir en cela à son père, qu’on peut conclure de là qu’en Espagne, ainsi qu’ailleurs, c’est un avantage d’être un nouveau venu auprès des femmes.

Sitôt que je pus avoir une conversation particulière avec Felicia, j’appris jusqu’à quel point sa maîtresse avait été sensible au malheureux succès de mon combat. Si bien que, ne pouvant plus douter que je ne fusse