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demeurait vis-à-vis, et que je pouvais facilement remarquer, tant ses grilles étaient peu serrées, et la rue étroite. Je ne négligeai pas cette possibilité ; et je trouvai ma voisine si belle, que j’en fus d’abord enchanté. Je le lui marquai aussitôt par des œillades si vives, qu’il n’y avait pas à s’y méprendre. Elle s’en aperçut bien ; mais elle n’était pas fille à faire trophée d’une pareille observation, et encore moins à répondre à mes minauderies.

Je voulus savoir le nom de cette dangereuse personne qui troublait si promptement les cœurs. J’appris qu’on la nommait dona Helena ; qu’elle était fille unique de don George de Galisteo, qui possédait à quelques lieues de Coria un fief dominant d’un revenu considérable ; qu’il se présentait souvent des partis pour elle ; mais que son père les rejetait tous, parce qu’il était dans le dessein de la marier à don Augustin de Olighera, son neveu, qui, en attendant ce mariage, avait la liberté de voir et d’entretenir tous les jours sa cousine. Cela ne me découragea point : au contraire, j’en devins plus amoureux ; et l’orgueilleux plaisir de supplanter un rival aimé m’excita peut-être encore plus que mon amour à pousser ma pointe. Je continuai donc de lancer à mon Hélène des regards enflammés. J’en adressai aussi de suppliants à Felicia, sa suivante, comme pour implorer son secours ; je fis même parler mes doigts. Mais ces galanteries furent inutiles ; je ne tirai pas plus de raison de la soubrette que de la maîtresse : elles firent toutes deux les cruelles et les inaccessibles.

Puisqu’elles refusaient de répondre au langage de mes yeux, j’eus recours à d’autres interprètes. Je mis des gens en campagne, pour déterrer les connaissances que Felicia pouvait avoir dans la ville. Ils découvrirent qu’une vieille dame, appelée Theodora, était sa meilleure amie, et qu’elles se voyaient fort souvent. Ravi de cette découverte, j’allai moi-même trouver Theodora, que j’engageai par des présents à me servir. Elle prit parti pour moi, promit de me ménager chez