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Tordesillas vit que nous avions tout ce qu’il nous fallait, il renvoya ses domestiques, ne voulant pas qu’ils entendissent notre entretien. Il ferma la porte, et nous nous assîmes tous deux vis-à-vis l’un de l’autre. Commençons, me dit-il, par le plus pressé. Vous devez avoir bon appétit après deux jours de diète. En parlant de cette sorte, il chargea mon assiette de viande. Il s’imaginait servir un affamé, et il avait effectivement sujet de penser que j’allais m’empiffrer de ses ragoûts : néanmoins je trompai son attente. Quelque besoin que j’eusse de manger, les morceaux me restaient dans la bouche, tant j’avais le cœur serré de ma condition présente. Pour écarter de mon esprit les images cruelles qui venaient sans cesse l’affliger, mon châtelain avait beau m’exciter à boire et vanter l’excellence de son vin ; m’eût-il donné du nectar, je l’aurais alors bu sans plaisir. Il s’en aperçut, et, s’y prenant d’une autre façon, il se mit à me conter d’un style égayé l’histoire de son mariage. Il y réussit encore moins par là. J’écoutai son récit avec tant de distraction, que je n’aurais pu dire, lorsqu’il l’eut fini, ce qu’il venait de me raconter. Il jugea bien qu’il entreprenait trop de vouloir ce soir-là faire quelque diversion à mes chagrins. Il se leva de table après avoir achevé de souper, et me dit : Seigneur de Santillane, je vais vous laisser reposer, ou plutôt rêver en liberté à votre malheur. Mais, je vous le répète, il ne sera pas de longue durée. Le roi est bon naturellement. Quand sa colère sera passée, et qu’il se représentera la situation déplorable où il croit que vous êtes, vous lui paraîtrez assez puni. À ces mots, le seigneur châtelain descendit, et fit monter ses valets pour desservir. Ils emportèrent jusqu’aux flambeaux, et je me couchai à la sombre clarté d’une lampe qui était attachée au mur.