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J’étais vivement agité de mes diverses conjectures, quand la clarté du jour, perçant au travers d’une petite fenêtre grillée, vint offrir à ma vue toute l’horreur du lieu où je me trouvais. Je m’affligeai alors sans modération, et mes yeux devinrent deux sources de larmes que le souvenir de ma prospérité rendait intarissables. Pendant que je m’abandonnais à ma douleur, il vint dans mon cachot un guichetier, qui m’apportait un pain et une cruche d’eau pour ma journée. Il me regarda, et remarquant que j’avais le visage baigné de pleurs, tout guichetier qu’il était, il sentit un mouvement de pitié : Seigneur prisonnier, me dit-il, ne vous désespérez point. Il ne faut pas être si sensible aux traverses de la vie. Vous êtes jeune ; après ce temps-ci vous en verrez un autre. En attendant, mangez de bonne grâce le pain du roi.

Mon consolateur sortit en achevant ces paroles, auxquelles je ne répondis que par des plaintes et des gémissements ; et j’employai le reste du jour à maudire mon étoile, sans songer à faire honneur à mes provisions, qui, dans l’état où j’étais, me semblaient moins un présent de la bonté du roi qu’un effet de sa colère, puisqu’elles servaient plutôt à prolonger qu’à soulager les peines des malheureux.

La nuit vint pendant ce temps-là, et bientôt un grand bruit de clefs attira mon attention. La porte de mon cachot s’ouvrit, et, un moment après, il entra un homme qui portait une bougie. Il s’approcha de moi, et me dit : Seigneur Gil Blas, vous voyez un de vos anciens amis. Je suis ce don André de Tordesillas qui demeurait avec vous à Grenade, et qui était gentilhomme de l’archevêque dans le temps que vous possédiez les bonnes grâces de ce prélat. Vous le priâtes, s’il vous en souvient, d’employer son crédit pour moi, et il me fit nommer pour aller remplir un emploi au Mexique ; mais, au lieu de m’embarquer pour les Indes, je m’arrêtai dans la ville d’Alicante. J’y épousai la fille