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La veille de ce jour si désiré, je soupai chez le beau-père avec des oncles et des tantes, des cousins et des cousines. Je jouai parfaitement bien le personnage d’un gendre hypocrite. J’eus mille complaisances pour l’orfèvre et pour sa femme ; je contrefis le passionné auprès de Gabrielle ; je gracieusai toute la famille, dont j’écoutai sans m’impatienter les plats discours et les raisonnements bourgeois. Aussi, pour prix de ma patience, j’eus le bonheur de plaire à tous les parents. Il n’y en eut pas un qui ne parût s’applaudir de mon alliance.

Le repas fini, la compagnie passa dans une grande salle où on la régala d’un concert de voix et d’instruments qui ne fut pas mal exécuté, quoiqu’on n’eût pas choisi les meilleurs sujets de Madrid. Plusieurs airs gais dont nos oreilles furent agréablement frappées nous mirent de si belle humeur, que nous commençâmes à former des danses. Dieu sait de quelle façon nous nous en acquittâmes, puisqu’on me prit pour un élève de Terpsichore, moi qui n’avais de principes de cet art que deux ou trois leçons que j’avais reçues, chez la marquise de Chaves, d’un petit maître à danser qui venait montrer aux pages ! Après nous être bien divertis, il fallut songer à se retirer chez soi. Je prodiguai les révérences et les accolades. Adieu, mon gendre, me dit Salero en m’embrassant, j’irai chez vous demain matin porter la dot en belles espèces d’or. Vous y serez le bienvenu, lui répondis-je, mon cher beau-père. Ensuite, donnant le bonsoir à la famille, je gagnai mon équipage qui m’attendait à la porte, et je pris le chemin de mon hôtel.

J’étais à peine à deux cents pas de la maison du seigneur Gabriel, que quinze ou vingt hommes, les uns à pied, les autres à cheval, tous armés d’épées et de carabines, entourèrent mon carrosse et l’arrêtèrent, en criant : De par le roi ! Ils m’en firent descendre brusquement pour me jeter dans une chaise roulante, où le prin-