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phose n’est que trop véritable. En bonne foi, mon ami, parle : vivons-nous ensemble comme autrefois ? Quand j’allais le matin frapper à-ta porte, tu venais m’ouvrir toi-même encore tout endormi le plus souvent, et j’entrais dans ta chambre sans façon. Aujourd’hui, quelle différence ! Tu as des laquais. On me fait attendre dans ton antichambre, et il faut qu’on m’annonce avant que je puisse te parler. Après cela, comment me reçois-tu ? avec une politesse glacée, et en tranchant du seigneur. On dirait que mes visites commencent à te peser. Crois-tu qu’une pareille réception soit agréable à un homme qui t’a vu son camarade ? Non, Santillane, non ; elle ne me convient nullement. Adieu, séparons-nous à l’amiable. Défaisons-nous tous deux, toi d’un censeur de tes actions, et moi d’un nouveau riche qui se méconnaît.

Je me sentis plus aigri que touché de ses reproches, et je le laissai s’éloigner sans faire le moindre effort pour le retenir. Dans la situation où était mon esprit, l’amitié d’un poète ne me paraissait pas une chose assez précieuse pour devoir m’affliger de sa perte. Je trouvais de quoi m’en consoler dans le commerce de quelques petits officiers du roi, auxquels un rapport d’humeur me liait depuis peu étroitement. Ces nouvelles connaissances étaient des hommes dont la plupart venaient de je ne sais où, et que leur heureuse étoile avait fait parvenir à leur poste. Ils étaient déjà tous à leur aise ; et ces misérables, n’attribuant qu’à leur mérite les bienfaits dont la bonté du roi les avait comblés, s’oubliaient de même que moi. Nous nous imaginions être des personnes bien respectables. Ô fortune ! voilà comme tu dispenses tes faveurs le plus souvent. Le stoïcien Épictète n’a pas tort de te comparer à une fille de condition qui s’abandonne à des valets.