Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/167

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

correspondant de votre père, et compter avec lui. Il vous convient bien de me dicter mon devoir ! je sais mieux que vous ce que j’ai à faire dans cette occasion. En achevant ces mots, je poussai l’épicier hors de mon cabinet, et le renvoyai à Oviedo vendre du poivre et du girofle.

Ce qu’il venait de me dire ne laissa pas de s’offrir à mon esprit, et, me reprochant moi-même que j’étais un fils dénaturé, je m’attendris. Je rappelai les soins qu’on avait eus de mon enfance et de mon éducation ; je me représentai ce que je devais à mes parents ; et mes réflexions furent accompagnées de quelques transports de reconnaissance, qui pourtant n’aboutirent à rien. Mon ingratitude les étouffa bientôt, et leur fit succéder un profond oubli. Il y a bien des pères qui ont de pareils enfants.

L’avarice et l’ambition qui me possédaient changèrent entièrement mon humeur. Je perdis toute ma gaieté ; je devins distrait et rêveur, en un mot, un sot animal. Fabrice me voyant tout occupé du soin de sacrifier à la fortune, et fort détaché de lui, ne venait plus chez moi que rarement. Il ne put même s’empêcher de me dire un jour : En vérité, Gil Blas, je ne te reconnais plus. Avant que tu fusses à la cour, tu avais toujours l’esprit tranquille. À présent je te vois sans cesse agité. Tu formes projet sur projet pour t’enrichir, et plus tu amasses de bien, plus tu veux en amasser. Outre cela te le dirai-je ? tu n’as plus avec moi ces épanchements de cœur, ces manières libres qui font le charme des liaisons. Tout au contraire, tu t’enveloppes, et me caches le fond de ton âme. Je remarque même de la contrainte dans les honnêtetés que tu me fais. Enfin, Gil Blas n’est plus ce même Gil Blas que j’ai connu.

Tu plaisantes sans doute, lui répondis-je d’un air assez froid. Je n’aperçois en moi aucun changement. Ce n’est point à tes yeux, répliqua-t-il, qu’on doit s’en rapporter ; ils sont fascinés. Crois-moi, ta métamor-