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et me saluèrent d’une manière toute gracieuse ; je crus voir deux personnes de qualité. La tante, qu’on appelait la señora Mencia, quoique belle encore, ne s’attira pas mon attention. Il est vrai qu’on ne pouvait regarder que la nièce, qui me parut une déesse. À l’examiner pourtant à la rigueur, on aurait pu dire que ce n’était pas une beauté parfaite ; mais elle avait des grâces, avec un air piquant et voluptueux qui ne permettait guère aux yeux des hommes de remarquer ses défauts.

Aussi sa vue troubla mes sens. J’oubliai que je ne venais là que pour faire l’office de procureur ; je parlai en mon propre et privé nom, et tins tous les discours d’un homme passionné. La petite fille, à qui je trouvai trois fois plus d’esprit qu’elle n’en avait, tant elle me paraissait aimable, acheva de m’enchanter par ses réponses. Je commençais à ne me plus posséder, lorsque la tante, pour modérer mes transports, prit la parole et me dit : Seigneur de Santillane, je vais m’expliquer franchement avec vous. Sur l’éloge qu’on m’a fait de Votre Seigneurie, je vous ai permis d’entrer chez moi, sans affecter, par des façons, de vous faire valoir cette faveur : mais ne pensez pas pour cela que vous en soyez plus avancé ; j’ai jusqu’ici élevé ma nièce dans la retraite, et vous êtes, pour ainsi dire, le premier cavalier aux regards de qui je l’expose. Si vous la jugez digne d’être votre épouse, je serai ravie qu’elle ait cet honneur ; voyez si elle vous convient à ce prix-là : vous ne l’aurez point à meilleur marché.

Ce coup tiré à bout portant effaroucha l’amour qui m’allait décocher une flèche. Pour parler sans métaphore, un mariage proposé si crûment me fit rentrer en moi-même ; je redevins tout à coup l’agent fidèle du comte de Lemos ; et, changeant de ton, je répondis à la señora Mencia : Madame, votre franchise me plaît, et je veux l’imiter. Quelque figure que je fasse à la cour, je ne vaux pas l’incomparable Catalina ; j’ai pour elle en main un parti plus brillant ; je lui destine le prince