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les délices. Celui-là, blâmant le choix qu’une académie de gens de lettres venait de faire de deux sujets, disait modestement que c’était lui qu’elle aurait dû choisir. Il n’y avait pas moins de présomption dans les discours des autres. Au milieu du souper, les voilà qui m’assassinent de vers et de prose. Ils se mettent à réciter à la ronde chacun un morceau de ses écrits. L’un débite un sonnet, l’autre déclame une scène tragique, et un autre lit la critique d’une comédie. Un quatrième voulant à son tour faire la lecture d’une ode d’Anacréon, traduite en mauvais vers espagnols, est interrompu par un de ses confrères qui lui dit qu’il s’est servi d’un terme impropre. L’auteur de la traduction n’en convient nullement ; de là naît une dispute dans laquelle tous les beaux esprits prennent parti. Les opinions sont partagées, les disputeurs s’échauffent ; ils en viennent aux invectives : passe encore pour cela ; mais ces furieux se lèvent de table et se battent à coups de poing. Fabrice, Scipion, mon cocher, mes laquais et moi, nous n’eûmes pas peu de peine à leur faire lâcher prise. Lorsqu’ils se virent séparés, ils sortirent de ma maison comme d’un cabaret, sans me faire la moindre excuse de leur impolitesse.

Nunez, sur la parole de qui je m’étais fait de ce repas une idée agréable, demeura fort étourdi de cette aventure. Hé bien ! lui dis-je, notre ami, me vanterez-vous encore vos convives ? Par ma foi, vous m’avez amené là de vilaines gens ! Je m’en tiens à mes commis, ne me parlez plus d’auteurs. Je n’ai garde, me répondit-il, de t’en présenter d’autres ; tu viens de voir les plus raisonnables[1].

  1. Il est à remarquer que Le Sage ne traite guère mieux les auteurs que les comédiens, dont il fait une satire si amère. S’il a voulu peindre les auteurs de son temps, on se demande où il a pris ses modèles.