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Nos commis ne s’aperçurent pas de sa retraite, et se mirent à table, sans même s’informer de ce qu’il était devenu.

Comme j’achevais de m’habiller le lendemain matin, et me disposais à sortir, le poète des Asturies entra dans ma chambre. Je te demande pardon, mon ami, me dit-il, si j’ai hier au soir rompu en visière à tes commis ; mais, franchement, je me suis trouvé parmi eux si déplacé, que je n’ai pu y tenir. Les fastidieux personnages avec leur air suffisant et empesé ! Je ne comprends pas comment toi, qui as l’esprit si délié, tu peux t’accommoder de convives si lourds. Je veux dès aujourd’hui t’en amener de plus légers. Tu me feras plaisir, lui répondis-je, et je m’en fie à ton goût là-dessus. Tu as raison, répliqua-t-il. Je te promets des génies supérieurs et des plus amusants. Je vais de ce pas chez un marchand de liqueurs où ils vont s’assembler dans un moment. Je les retiendrai, de peur qu’ils ne s’engagent ailleurs ; car c’est à qui les aura à dîner ou à souper, tant ils sont réjouissants.

À ces paroles, il me quitta ; et le soir, à l’heure du souper, il revint accompagné seulement de six auteurs, qu’il me présenta l’un après l’autre en me faisant leur éloge. À l’entendre, ces beaux esprits surpassaient ceux de la Grèce et de l’Italie ; et leurs ouvrages, disait-il, méritaient d’être imprimés en lettres d’or. Je reçus ces messieurs très poliment. J’affectai même de les combler d’honnêtetés ; car la nation des auteurs est un peu vaine et glorieuse. Quoique je n’eusse pas recommandé à Scipion d’avoir soin que l’abondance régnât dans ce repas, comme il savait quelle sorte de gens je devais ce jour-là régaler, il avait fait renforcer les services.

Enfin, nous nous mîmes à table fort gaiement. Mes poètes commencèrent à s’entretenir d’eux-mêmes et à se louer. Celui-ci, d’un air fier, citait les grands seigneurs et les femmes de qualité dont sa muse faisait