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établissement incertain. En un mot, je ne serais pas confident du duc de Lerme.

Nunez fut si vivement frappé de ces derniers mots, qu’il demeura quelques instants sans pouvoir proférer une parole. Puis, rompant tout à coup le silence : L’ai-je bien entendu ? me dit-il. Quoi ! vous avez la confiance du premier ministre ? Je la partage, lui répondis-je, avec don Rodrigue de Calderone ; et, selon toutes les apparences, j’irai loin. En vérité, seigneur de Santillane, répliqua-t-il, je vous admire. Vous êtes capable de remplir toute sorte d’emplois. Que de talents vous réunissez en vous ! ou plutôt, pour me servir d’une expression de notre tripot, vous avez l’outil universel, c’est-à-dire vous êtes propre a tout. Au reste, seigneur, poursuivit-il, je suis ravi de la prospérité de Votre Seigneurie. Oh ! que diable, interrompis-je, monsieur Nunez, trêve de seigneur et de seigneurie ! Bannissons ces termes-là, et vivons toujours ensemble familièrement. Tu as raison, reprit-il ; je ne dois pas te regarder d’un autre œil qu’à l’ordinaire, quoique tu sois devenu riche : mais, ajouta-t-il, je t’avouerai ma faiblesse ; en m’annonçant ton heureux sort, tu m’as ébloui ; par bonheur mon éblouissement se passe, et je ne vois plus en toi que mon ami Gil Blas.

Notre entretien fut troublé par quatre ou cinq commis qui arrivèrent. Messieurs, leur dis-je en leur montrant Nunez, vous souperez avec le seigneur don Fabricio, qui fait des vers dignes du roi Numa[1], et qui écrit en prose comme on n’écrit point. Par malheur, je parlais à des gens qui faisaient si peu de cas de la poésie, que le poète en pâlit. À peine daignèrent-ils jeter sur lui les yeux. Il eut beau, pour s’attirer leur attention, dire des choses très spirituelles : ils ne les sentirent pas. Il en fut si piqué, qu’il prit une licence poétique. Il s’échappa subtilement de la compagnie, et disparut.

  1. Les vers obscurs que chantaient les prêtres saliens dans leurs processions avaient été composés par Numa. (Note de Le Sage.)