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encore m’empêchait d’y prendre garde : les bénéfices et les emplois ne cessaient pas de faire venir l’eau au moulin. Je voyais mes finances augmenter de jour en jour. Je m’imaginai pour le coup avoir attaché un clou à la roue de la fortune.

Il ne manquait plus à ma vanité que de rendre Fabrice témoin de ma vie fastueuse. Je ne doutais pas qu’il ne fût de retour d’Andalousie ; et, pour me donner le plaisir de le surprendre, je lui fis tenir un billet anonyme, par lequel je lui mandais qu’un seigneur sicilien de ses amis l’attendait à souper ; je lui marquais le jour, l’heure et le lieu où il fallait qu’il se trouvât. Le rendez-vous était chez moi. Nunez y vint, et fut extraordinairement étonné d’apprendre que j’étais le seigneur étranger qui l’avait invité à souper. Oui, lui dis-je, mon ami, je suis le maître de cet hôtel. J’ai un équipage, une bonne table, et de plus un coffre-fort. Est-il possible, s’écria-t-il avec vivacité, que je te retrouve dans l’opulence ? Que je me sais bon gré de t’avoir placé auprès du comte Galiano ! Je te disais bien que c’était un seigneur généreux, et qu’il ne tarderait guère à te mettre à ton aise. Tu auras sans doute, ajouta-t-il, suivi le sage conseil que je t’avais donné de lâcher un peu la bride au maître d’hôtel ; je t’en félicite. Ce n’est qu’en tenant cette prudente conduite, que les intendants deviennent si gras dans les grandes maisons.

Je laissai Fabrice s’applaudir tant qu’il lui plut de m’avoir mis chez le comte Galiano. Après quoi, pour modérer la joie qu’il sentait de m’avoir procuré un si bon poste, je lui détaillai les marques de reconnaissance dont ce seigneur avait payé mes services. Mais, m’apercevant que mon poète, pendant que je lui faisais ce détail, chantait en lui-même la palinodie, je lui dis : Je pardonne au Sicilien son ingratitude. Entre nous, j’ai plutôt sujet de m’en louer que de m’en plaindre. Si le comte n’en eût pas mal usé avec moi, je l’aurais suivi en Sicile, où je le servirais encore dans l’attente d’un