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par ostentation, et qui cherchait à s’en défaire par le conseil de son boulanger. Je pris un cocher, trois laquais ; et, comme il est juste d’avancer ses anciens domestiques, j’élevai Scipion au triple honneur d’être mon valet de chambre, mon secrétaire et mon intendant. Mais ce qui mit le comble à mon orgueil, c’est que le ministre trouva bon que mes gens portassent sa livrée. J’en perdis ce qui me restait de jugement. Je n’étais guère moins fou que les disciples de Porcius Latro[1], qui, lorsqu’à force d’avoir bu du cumin, ils s’étaient rendus aussi pâles que leur maître, s’imaginaient être aussi savants que lui ; peu s’en fallait que je ne me crusse parent du duc de Lerme. Je me mis dans la tête que je passerais pour tel, ou peut-être pour un de ses bâtards : ce qui me flattait infiniment.

Ajoutez à cela qu’à l’exemple de Son Excellence qui tenait table ouverte, je résolus de donner aussi à manger. Pour cet effet, je chargeai Scipion de me déterrer un habile cuisinier, et il m’en trouva un qui était comparable peut-être à celui du Romain Nomentanus, de friande mémoire. Je remplis ma cave de vin délicieux ; et, après avoir fait mes autres provisions, je commençai à recevoir compagnie. Il venait souper chez moi tous les jours quelques-uns des principaux commis du bureau du ministre, qui prenaient fièrement la qualité de secrétaires d’État. Je leur faisais très bonne chère, et les renvoyais toujours bien abreuvés. De son côté, Scipion (car tel maître, tel valet) avait aussi sa table dans l’office, où il régalait à mes dépens les personnes de sa connaissance. Mais outre que j’aimais ce garçon-là, comme il contribuait à me faire gagner du bien, il me paraissait en droit de m’aider à le dépenser. D’ailleurs je regardais ces dissipations en jeune homme ; je ne voyais pas le tort qu’elles me faisaient ; je ne considérais que l’honneur qui m’en revenait. Une autre raison

  1. Célèbre orateur romain qui se tua, dans un accès de fièvre chaude, l’an de Rome 780.