Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/143

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Mon maître, par ce discours, m’ôtant la crainte de l’importuner, ou plutôt m’excitant à retourner souvent à la charge, me rendit encore plus affamé de richesses que je ne l’étais auparavant. J’aurais alors volontiers fait afficher que tous ceux qui souhaitaient d’obtenir des grâces de la cour n’avaient qu’à s’adresser à moi. J’allais d’un côté, Scipion de l’autre. Je ne cherchais qu’à faire plaisir pour de l’argent. Mon chevalier de Calatrava eut le gouvernement de Vera pour ses mille pistoles ; et j’en fis bientôt accorder un autre pour le même prix à un chevalier de Saint-Jacques. Je ne me contentai pas de faire des gouverneurs, je donnai des ordres de chevalerie, je convertis quelques bons roturiers en mauvais gentilshommes par d’excellentes lettres de noblesse. Je voulus aussi que le clergé se ressentît de mes bienfaits. Je conférai de petits bénéfices, des canonicats et quelques dignités ecclésiastiques. À l’égard des évêchés et des archevêchés, c’était don Rodrigue de Calderone qui en était le collateur. Il nommait encore aux magistratures, aux commanderies et aux vice-royautés, ce qui suppose que les grandes places n’étaient pas mieux remplies que les petites ; car les sujets que nous choisissions pour occuper les postes dont nous faisions un si honnête trafic n’étaient pas toujours les plus habiles gens du monde, ni les plus réglés. Nous savions bien que, dans Madrid, les railleurs s’égayaient là-dessus à nos dépens ; mais nous ressemblions aux avares qui se consolent des huées du peuple en revoyant leur or.

Isocrate a raison d’appeler l’intempérance et la folie les compagnes inséparables des riches. Quand je me vis maître de trente mille ducats, et en état d’en gagner peut-être dix fois autant, je crus devoir faire une figure digne d’un confident de premier ministre. Je louai un hôtel entier que je fis meubler proprement. J’achetai le carrosse d’un escrivano[1] qui se l’était donné

  1. Notaire ou greffier.