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toutes parts. Le fier don Rodrigue même changea de manières avec moi. Il ne m’appela plus que seigneur de Santillane[1], lui qui jusqu’alors ne m’avait traité que de vous, sans jamais se servir du terme de seigneurie. Il m’accablait de civilités, surtout lorsqu’il jugeait que notre patron pouvait le remarquer. Mais je vous assure qu’il n’avait pas affaire à un sot. Je répondis à ses honnêtetés d’autant plus poliment que j’avais plus de haine pour lui : un vieux courtisan ne s’en serait pas mieux acquitté que moi.

J’accompagnais aussi le duc mon seigneur lorsqu’il allait chez le roi, et il y allait ordinairement trois fois le jour. Il entrait le matin dans la chambre de Sa Majesté lorsqu’elle était éveillée. Il se mettait à genoux au chevet de son lit, l’entretenait des choses qu’elle avait à faire dans la journée, et lui dictait celles qu’elle avait à dire. Ensuite il se retirait. Il y retournait aussitôt qu’elle avait dîné, non pour lui parler d’affaires ; il ne lui tenait alors que des discours réjouissants. Il la régalait de toutes les aventures plaisantes qui arrivaient dans Madrid, et dont il était toujours le premier instruit par des personnes pensionnées pour cet effet. Et enfin, le soir, il revoyait le roi pour la troisième fois, lui rendait compte, comme il lui plaisait, de ce qu’il avait fait ce jour-là, et lui demandait, par manière d’acquit, ses ordres pour le lendemain. Tandis qu’il était avec le roi, je me tenais dans l’antichambre, où je voyais des personnes de qualité, dévouées à la faveur, rechercher ma conversation, et s’applaudir de ce que je voulais bien me prêter à la leur. Comment aurais-je pu, après cela, ne me pas croire un homme de conséquence ? Il y a bien des gens à la cour qui ont, encore pour moins, cette opinion-là d’eux.

Un jour j’eus un plus grand sujet de vanité. Le roi, à qui le duc avait parlé fort avantageusement de mon

  1. Le nom de Santillane est celui d’une ville et d’une ancienne famille.