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voulu tenir bon ; ce que j’aurais fait si je n’eusse écouté que mon ressentiment. Il y avait des moments où, piqué contre la duègne, j’étais tenté de ne la point ménager ; mais quand je venais à considérer qu’en révélant sa honte ce serait poignarder une pauvre créature dont je causais tout le malheur, et que deux maux sans remède conduisaient visiblement au tombeau, je ne me sentais plus que de la compassion pour elle. Je jugeai, puisque j’étais un mortel si dangereux, que je devais en conscience rétablir par ma retraite la tranquillité dans le château ; ce que j’exécutai dès le lendemain avant le jour, sans dire adieu à mes deux maîtres, de peur qu’ils ne s’opposassent à mon départ par amitié pour moi. Je me contentai de laisser dans ma chambre un écrit qui contenait un compte exact que je leur rendais de mon administration.


CHAPITRE II

Ce que devint Gil Blas après sa sortie du château de Leyva, et des heureuses suites qu’eut le mauvais succès de ses amours.


J’étais monté sur un bon cheval qui m’appartenait, et je portais dans ma valise deux cents pistoles, dont la meilleure partie me venait des bandits tués et des trois mille ducats volés à Samuel Simon ; car don Alphonse, sans me faire rendre ce que j’avais touché, avait restitué cette somme entière de ses propres deniers. Ainsi, regardant mes effets comme un bien devenu légitime par cette restitution, j’en jouissais sans scrupule. Je possédais donc un fonds qui ne me permettait pas de m’embarrasser de l’avenir, outre la confiance qu’on a toujours en son mérite à l’âge que j’avais. D’ailleurs, Tolède m’offrait un asile agréable.