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cette entreprise. Par ce stratagème j’opposerai mon neveu à mon fils. Je ferai naître entre ces cousins une division qui les obligera tous deux à rechercher mon appui ; et le besoin qu’ils auront de moi me les rendra soumis l’un et l’autre. Voilà quel est mon projet, ajouta-t-il ; ton entremise ne m’y sera pas inutile. C’est toi que j’enverrai secrètement au comte de Lemos, et qui me rapporteras de sa part tout ce qu’il aura à me faire savoir.

Après cette confidence, que je regardai comme de l’argent comptant, je n’eus plus d’inquiétude. Enfin, disais-je, me voici sous la gouttière. Une pluie d’or va tomber sur moi. Il est impossible que le confident d’un homme qui gouverne la monarchie d’Espagne ne soit pas bientôt comblé de richesses. Plein d’une si douce espérance, je voyais d’un œil indifférent ma pauvre bourse tirer à sa fin.


CHAPITRE V

Où l’on verra Gil Blas comblé de joie, d’honneur et de misère.


On s’aperçut bientôt à la cour de l’affection que le ministre avait pour moi. Il affecta d’en donner des marques publiquement, en me chargeant de son portefeuille, qu’il avait coutume de porter lui-même lorsqu’il allait au conseil. Cette nouveauté, me faisant regarder comme un petit favori, excita l’envie de plusieurs personnes, et fut cause que je reçus bien de l’eau bénite de cour. Mes deux voisins les secrétaires ne furent pas les derniers à me complimenter sur ma prochaine grandeur, et ils m’invitèrent à souper chez leur veuve, moins par représailles, que dans la vue de m’engager à leur rendre service dans la suite. On me faisait fête de