Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 2.djvu/114

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je fis connaissance avec eux dès ce soir-là même en nous retirant ; et, pour mieux gagner leur amitié, je les entraînai chez mon traiteur, où j’ordonnai les meilleures viandes pour la saison, avec les vins les plus délicats et les plus estimés en Espagne.

Nous nous mîmes à table, et nous commençâmes à nous entretenir avec plus de gaieté que d’esprit ; car, pour rendre justice à mes convives, je m’aperçus bientôt qu’ils ne devaient pas à leur génie les places qu’ils remplissaient dans leur bureau. Ils se connaissaient, à la vérité, en belles lettres rondes et bâtardes ; mais ils n’avaient pas la moindre teinture de celles qu’on enseigne dans les universités.

En récompense, ils entendaient à merveille leurs petits intérêts, et ils me firent connaître qu’ils n’étaient pas si enivrés de l’honneur d’être chez le premier ministre, qu’ils ne se plaignissent de leur condition. Il y a, disait l’un, déjà cinq mois que nous exerçons notre emploi à nos dépens. Nous ne touchons pas nos appointements ; et, qui pis est, nos appointements ne sont pas réglés. Nous ne savons sur quel pied nous sommes. Pour moi, disait l’autre, je voudrais avoir reçu vingt coups d’étrivières pour appointements, et qu’on me laissât la liberté de prendre un parti ailleurs ; car je n’oserais me retirer de moi-même ni demander mon congé, après les choses secrètes que j’ai écrites. Je pourrais bien aller voir la tour de Ségovie ou le château d’Alicante.

Comment faites-vous donc pour vivre ? leur dis-je ; Vous avez du bien apparemment ? Ils me répondirent qu’ils en avaient fort peu, mais qu’heureusement pour eux ils étaient logés chez une honnête veuve qui leur faisait crédit, et les nourrissait pour cent pistoles chacun par année. Tous ces discours, dont je ne perdis pas un mot, abaissèrent dans le moment mes orgueilleuses fumées. Je me représentai qu’on n’aurait pas sans doute plus d’attention pour moi que pour les autres ;