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prendre une si mauvaise nouvelle, fut frappé de la relation, et ne put s’empêcher de demander qui en était l’auteur. Don Diègue ne se contenta pas de le lui dire ; il lui parla de moi si avantageusement, que Son Excellence s’en ressouvint six mois après, à l’occasion d’une histoire que je vais raconter, et sans laquelle peut-être je n’aurais jamais été employé à la cour. La voici.

Il demeurait alors, dans la rue des Infantes, une vieille dame appelée Inésile de Cantarilla. On ne savait pas certainement de quelle naissance elle était. Les uns la disaient fille d’un faiseur de luths, et les autres d’un commandeur de l’ordre de Saint-Jacques. Quoiqu’il en soit, c’était une personne prodigieuse. La nature lui avait donné le privilège singulier de charmer les hommes pendant le cours de sa vie, qui durait encore après quinze lustres accomplis. Elle avait été l’idole des seigneurs de la vieille cour, et elle se voyait adorée de ceux de la nouvelle. Le temps, qui n’épargne pas la beauté, s’exerçait en vain sur la sienne ; il la flétrissait sans lui ôter le pouvoir de plaire. Un air de noblesse, un esprit enchanteur et des grâces naturelles lui faisaient faire des passions jusque dans sa vieillesse.

Un cavalier de vingt-cinq ans, don Valerio de Luna, un des secrétaires du duc de Lerme, voyait Inésile ; il en devint amoureux. Il se déclara, fit le passionné, et poursuivit sa proie avec toute la fureur que l’amour et la jeunesse sont capables d’inspirer. La dame, qui avait ses raisons pour ne vouloir pas se rendre à ses désirs, ne savait que faire pour les modérer. Elle crut pourtant un jour en avoir trouvé le moyen : elle fit passer le jeune homme dans son cabinet, et là, lui montrant une pendule qui était sur une table : Voyez, lui dit-elle, l’heure qu’il est ! Il y a aujourd’hui soixante-quinze ans que je vins au monde à pareille heure. En bonne foi, me siérait-il d’avoir des galanteries à mon âge ? Rentrez en vous-même, mon enfant ; étouffez des sentiments qui